YANNICK NEZET-SEGUIN : «DU BAROQUE AU METROPOLITAN OPERA, CE SERAIT UN GRAND DEFI»

Déjà à la tête de l’Orchestre de Philadelphie, le chef Yannick Nézet-Séguin, 41 ans, assurera en 2020 la direction musicale du Met. Il détaille ses intentions pour la mythique institution new-yorkaise.

L’actualité de Yannick Nézet-Séguin est si chargée qu’il aura fallu attendre quatre mois avant de pouvoir réaliser avec lui une interview téléphonique. Le chef québécois de 41 ans est le directeur musical de l’Orchestre de Rotterdam. Mais aussi de l’Orchestre de Philadelphie. Mais encore principal chef invité de l’Orchestre philharmonique de Londres. Et enfin, cerise en forme de pastèque sur son gâteau symphonique, nouveau directeur musical du Metropolitan Opera, l’institution lyrique new-yorkaise. «Magic Yannick» a été choisi en juin pour succéder à James Levine, l’historique leader, depuis 1976, de la phalange du Lincoln Center, dont la santé s’est gravement détériorée depuis une dizaine d’années. Trois orchestres, c’est beaucoup, et Yannick Nézet-Séguin a donc fait un tri : il abandonnera son poste à Rotterdam en 2018 et sera opérationnel à New York à partir de 2020. Il passera alors son temps dans le train entre Philadelphie et Big Apple pour la plus grande joie des mélomanes américains.

La singularité du travail de Nézet-Séguin saute aux oreilles : ses directions ont un son brillant, un tempo rapide, une organisation claire. Elles sont enlevées, voire spontanées. Elles font de lui un des porte-drapeau d’une école de direction qui cherche à se désengager de la gangue des multiples héritages interprétatifs pour chercher un peu d’air dans l’énergie et l’impulsivité. A son actif, dans un répertoire plutôt très romantique porté au disque, une intégrale des symphonies de Schumann, quelques-unes de Bruckner, un accompagnement du pianiste Daniil Trifonov dans de pétaradantes Variations de Rachmaninov, une Symphonie fantastique chambriste à la folie moelleuse, du Mahler avec un Chant de la Terre très opératique… mais aussi un grand projet Mozart avec le ténor Rolando Villazón. D’une voix au timbre médium et avec un léger accent, Yannick Nézet-Séguin évoque pour Libération, dans cette interview réalisée avant l’élection de Donald Trump, sa vision pour le Met et son travail de chef.

Vous serez à la tête du Met à partir de 2020 et vous restez jusqu’en 2026 chef principal de l’Orchestre de Philadelphie. Allez-vous travailler de manière différente avec ces deux formations ?
Le Met est un des plus importants fleurons musicaux des Etats-Unis, tout comme l’Orchestre de Philadelphie. Des musiciens des deux ensembles se connaissent. Il y a des transfuges. Ils partagent déjà beaucoup de choses. Ce sont un peu des orchestres frères, ou sœurs, comme vous voulez… Ils sont en pays de connaissance. Mais leurs personnalités musicales et leurs savoirs sont différents. Je vais essayer d’amener les uns à se nourrir des qualités des autres. Par exemple, cet été, avec l’Orchestre de Philadelphie, nous avons accompagné la soprano américaine Renée Fleming. Les musiciens aiment jouer pour des chanteurs, mais ils n’en ont pas l’habitude et ne connaissent pas cette musique, à la différence de ceux du Met [qui peuvent enchaîner quatre opéras différents en une semaine, ndlr]. Je dois alors être plus directif. Mais les musiciens de Philadelphie, qui jouent du symphonique, ont une sonorité dans les cordes très soutenue que j’aimerais beaucoup travailler au Met. En revanche, je ne veux pas rendre les deux orchestres identiques, je ne veux pas d’un son «Yannick Nézet-Séguin».

En acceptant le poste de directeur de la musique du Met il y a deux mois, vous avez dit que vous aviez «beaucoup d’idées» pour cette institution. Ne nous laissez pas dans une ignorance impatiente : lesquelles ?
Comme vous le savez, les saisons d’opéra se préparent longtemps à l’avance. Au cours de l’été, j’ai commencé à travailler sur la saison 2020-2021. C’est un travail quotidien, je suis dedans : castings, programmation, etc. L’autre partie du travail est sur le long terme et concerne la vision, les grandes lignes de l’institution. Pour l’instant, ce sont encore des idées générales, et qui évoluent au fil de ma connaissance du Met.

Et donc, quelle vision ?
Je ne vous donne pas de scoop car je vais faire prochainement des annonces, mais voici un aperçu. Il faut changer la façon de voir les compositeurs contemporains, je suis pour un développement des commandes et donc des créations mondiales. Ensuite, il faut développer la recherche de nouveaux publics tout en rapprochant les fans d’opéra de l’institution. Il faut sortir davantage l’orchestre du Lincoln Center et le mettre au contact de la population. C’est un orchestre international, certes, mais aussi très new-yorkais. Dans le même temps, il faut inviter du public à venir voir des opéras. J’ai déjà fait à Philadelphie un système qui s’appelle Pop-up Concert : vingt-quatre ou quarante-huit heures à l’avance, des places gratuites sont mises en ligne. Premier arrivé, premier servi. Cela permet aux gens intéressés de découvrir la salle, l’orchestre et une de nos productions. Il ne faut pas non plus sous-estimer le travail que l’on peut accomplir avec l’orchestre : le grand répertoire, c’est le pain et le beurre de la maison. Mais il faut aussi, pourquoi pas, aborder des répertoires moins joués : le baroque, par exemple. Ce serait un grand défi. Bien évidemment, ce sont des réflexions sur le long terme. Cela ne veut pas dire que tout va se produire au même moment. Et puis ma réflexion évolue aussi.

En attendant ces développements, le Met est déficitaire et son patron, Peter Gelb, a choisi de continuer à maintenir le volume de productions et capitalise aussi sur la diffusion en direct des productions dans les salles de cinéma…
Peter Gelb a testé des idées qui étaient les bonnes. Personne ne nie aujourd’hui que le programme Met HD est une réussite. Il faut le conserver, bien sûr. Mais aussi aller plus loin. Et puis, musique classique et opéra sont des genres populaires, mais perpétuellement en crise. Quand mon illustre prédécesseur, James Levine, a été nommé, j’étais à peine né et on parlait déjà de l’endettement du Met. Nous devons nous réinventer pour rester au plus près de notre public. Cela peut être fatigant, comme on dit à Montréal, mais cela nous aide à nous remettre en question. Il faut garder son optimisme. Si on est venu me chercher, c’est aussi pour que j’apporte de l’optimisme dans la maison.

Ludovic Morlot, chef français à Seattle, expliquait qu’aux Etats-Unis un directeur musical endossait aussi un rôle de représentant financier…
C’est clair que, comme un notable, on doit connaître les gens qui comptent. Mais je n’ai jamais été dans la situation de demander des financements. Au Canada, par exemple, la proportion entre argent public et privé évolue. Elle était à peu près comme en Europe, fortement publique, elle l’est un peu moins. Tout comme aux Pays-Bas, où je travaille aussi et où l’argent privé rassemble près d’un tiers des financements. Mais cette prédominance du privé aux Etats-Unis a aussi ses bons côtés : elle montre une grande implication des mécènes ou des sociétés. La place de l’Etat dans la culture devrait être forte, c’est le cas en Europe et c’est très précieux. Mais cela nourrit en contrepartie la tendance de tenir certaines choses pour acquises. Il y a aux Etats-Unis une passion pour la musique, pour l’institution, on peut compter sur des gens qui comprennent vraiment. Et puis ce n’est pas parce qu’il y a des mécènes qu’on perd la liberté artistique.

L’incident survenu il y a quinze jours au Met, où un spectateur avait répandu les cendres d’une urne funéraire dans la fosse, va-t-il selon vous faire évoluer la sécurité ?
Je remarque déjà que la situation a été traitée avec efficacité : nous avons annulé les deux représentations de la journée. Je pense qu’il faut considérer cela comme un cas isolé, avec une personne qui manifestement n’avait pas pensé à certaines conséquences des actes qu’elle effectuait, en un certain sens, par amour de l’art [c’était les cendres d’un ami amateur d’opéra, ndlr]. Il ne faut certes pas abaisser l’exigence de sécurité, mais il ne faut pas pour autant devenir une institution avec de la police partout.

Passons à Mozart. Vous avez déjà enregistré quatre de ses opéras avec Rolando Villazón à Baden-Baden. En cinq ans, pensez-vous avoir évolué dans votre façon de le diriger ?
On évolue toujours. J’espère avoir évolué, mais mon approche reste la même. Mon but, dans cette série d’opéras, est de retrouver le naturel chez Mozart. Ne pas le tirer vers des idées nouvelles qui pourraient être choquantes et ne pas le laisser tomber dans une beauté figée. L’action, dans ces enregistrements, n’est audible que dans la musique. Il faut rechercher le naturel dans les lignes. Le naturel, c’est la clé. Cette quête prendra peut-être toute une vie, mais je veux la poursuivre.

Depuis l’Enlèvement au sérail, vous avez trouvé un équilibre, comme si la diversité des chanteurs était emportée par la tonicité orchestrale. C’est difficile d’avoir une homogénéité quand on a un tel vivier de stars sur un plateau ?
Il faut se remettre dans le contexte de l’enregistrement, c’est-à-dire le festival de Baden-Baden. Les chanteurs arrivent là-bas l’été, donc hors saison lyrique, ce sont des versions de concert, ils n’ont pas à se préoccuper de mise en scène, de costume… Ils ne sont concentrés que sur la partition et tout le monde est dans une disponibilité d’esprit agréable, avec le sentiment de travailler en équipe. Ensuite, nous cherchons beaucoup de choses ensemble. Les répétitions sont de très bons moments où il faut trouver, par la voix et les notes, la façon de transmettre la bonne émotion. Même si ce sont de grands chanteurs, ils peuvent, dans des opéras mis en scène, oublier de tout faire passer par la voix : ils s’appuient sur un geste ou un regard pour transmettre une émotion. Ici, il n’y a que des partitions et des pupitres. Les chanteurs reviennent à l’essentiel : la couleur de la voix. La difficulté de l’entreprise, c’est de rechercher la perfection vocale sans le caractère clinique inhérent aux enregistrements de studio. Etre plus minimaliste et aller à l’essentiel : c’est la philosophie.

Pourquoi avez-vous une tortue tatouée sur l’épaule droite ?
C’est un souvenir d’un voyage à Tahiti. C’est un symbole de bonne chance. Je l’ai depuis onze ans. Je crois que ça marche.

Guillaume Tion
Journal Libération
Paris

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