Yannick Nézet-Séguin : « À 14 ans, je détestais tellement Bruckner que j’ai jeté un disque que j’avais acheté »

Le chef québécois Yannick Nézet-Séguin dirige Bruckner lundi 18 décembre au Théâtre des Champs-Élysées avec l’Orchestre philharmonique de Rotterdam. L'occasion pour lui de revenir sur son enfance, son rapport à la direction d'orchestre et à son futur au Metropolitan Opera dans un entretien fleuve.

Il est à la tête de trois orchestres, le Métropolitain de Montréal, le Philharmonique de Rotterdam et le Phildadelphia Orchestra, et il prendra en 2020 la direction musicale du Metropolitan Opera de New York (Met). Yannick Nézet-Séguin, 42 ans, est l’un des chefs les plus brillants - et les plus occupés ! - de sa génération, avec un agenda rempli jusqu’en 2025.

L’essor formidable de sa carrière n’a pas changé le rapport fraternel qu’il entretient avec tous ses musiciens. Quelques jours avant son concert parisien au Théâtre des Champs-Élysées, qui accueille le chef et son orchestre chaque saison depuis 2010, Yannick Nézet-Séguin nous a reçus pendant une heure à Rotterdam, après une répétition. L’occasion d’évoquer tout d’abord son parcours avec cet orchestre dont il a pris la direction musicale en 2008, et qu’il quittera à la fin de la saison. Il en deviendra le chef émérite et un invité privilégié.

France Musique : Vous êtes à la tête de l'Orchestre philharmonique de Rotterdam depuis près de 10 ans, comment arrive-t-on à construire une relation durable entre un chef et ses musiciens ?

**Yannick Nézet-Séguin : **J’ai toujours eu cet instinct depuis que je suis étudiant et que je veux être chef, de savoir qu’être à la tête d’un orchestre, c’est un travail de construction. Peu importe le niveau de l’orchestre, d’ailleurs ! Il faut apprendre à se connaître, à identifier les aspects du jeu dans lesquels on souhaiterait aller plus loin ensemble. Et mieux on se connaît, mieux on fait de la bonne musique. J’en ai la preuve aujourd’hui avec deux de mes orchestres - après dix-sept ans à la tête de l’Orchestre Métropolitain, et pas loin de dix ans avec l’Orchestre philharmonique de Rotterdam. Rien ne remplace la durée en ce qui concerne la relation d’un chef avec son orchestre. Surtout quand ça va bien ! (Rires). Si la flamme s’éteint à un moment donné, c’est comme dans un couple, il vaut mieux se séparer. Mais jusqu’ici, je suis « chanceux », au lieu de s’éteindre, la flamme est encore plus grande !

Quand j’ai pris la tête de Rotterdam, l'orchestre avait déjà une superbe tradition de chefs : Jean Fournet, Edo de Waart, David Zinman, James Conlon, Jeffrey Tate et Valery Gergiev. Autant de personnalités qui avaient forgé le son et la culture de cette formation, y compris à travers les enregistrements. Cela ne m’a jamais intimidé, bien au contraire. Je trouvais que c’était un défi particulièrement beau, à ce moment de ma carrière professionnelle, d’aller chercher à me développer avec ces musiciens, et dans un répertoire que je dirigeais déjà depuis un certain temps à Montréal. J’avais l’impression d’un diamant brut, et ce côté brut de l’orchestre était d’ailleurs assez attrayant. Je sentais que le jeu d’ensemble pouvait devenir plus raffiné, que les musiciens pouvaient s’écouter un peu plus dans certains répertoires, que je pouvais les guider dans ce sens, tout en gardant toutes leurs qualités d’inventivité, de liberté, de couleurs et de prise de risque.

Nous avons fait ce chemin en même temps que ma personnalité de chef évoluait. Entre 30 et 40 ans, je pense que l’on change beaucoup. Cela se ressent sans doute aujourd’hui dans la musique que l’on fait ensemble. Avec l’Orchestre philharmonique de Rotterdam, je suis parvenu à mon but - et même plus ! Et j’ai l’impression que de leur côté, les musiciens ont vécu une relation de proximité encore plus grande que ce qu'on avait pu imaginer de part et d’autre, au début de cette aventure.

Bruckner, au programme ce lundi 18 décembre au Théâtre des Champs-Élysées, est un compositeur que vous dirigez depuis votre prime jeunesse. Comment est née une passion si précoce pour une musique, dont certains estiment parfois qu’elle demande une certaine expérience pour être mieux appréhendée ?

Le « choc Bruckner » a eu lieu, pour moi, avec Stanislaw Skrowaczewski, à Montréal. Extraordinaire chef brucknérien qui a marqué à jamais ce répertoire par les intégrales qu’il a enregistrées. Quand j’étais très jeune, il était assez régulièrement invité à Montréal. À l’époque, je n’aimais pas Bruckner, tel que je pouvais l’entendre dans les enregistrements. En fait, je ne comprenais pas sa musique ! Le premier disque Bruckner que j’ai acheté, c’était la Quatrième Symphonie - par un grand chef (dont je ne dirai pas le nom) et un grand orchestre - j’ai tellement détesté, que j’ai même jeté le disque ! (Rires). C’était une réaction assez violente ! J’avais 14 ou 15 ans, et je me rappelle même en avoir parlé à ma professeure de piano, Anisia Campos, et lui avoir demandé : « Est-ce que c’est mal de ne pas aimer Bruckner et de jeter un disque ? ». Elle m’avait alors conseillé d’aller écouter cette musique d’abord en concert.

À Montréal, nous avons une très belle église, la basilique Notre-Dame, où il y avait à l’époque beaucoup de concerts. Je suis allé entendre la Neuvième Symphonie avec l’Orchestre symphonique de Montréal, dirigé par Skrowaczewski - et là, ce fut le choc total ! Plus tard, c’est d’ailleurs cette Neuvième Symphonie que j’ai dirigée en premier, parmi les œuvres de Bruckner. Et aujourd’hui, je suis vraiment heureux d’avoir gravé avec l’Orchestre Métropolitain ses neuf symphonies (ATMA Classique, ndlr). Comment dirigeais-je Bruckner il y a dix ans ? Je ne dis pas que c’était « mal » mais j’espère que c’était moins bien que maintenant. Et que ce sera encore mieux dans dix ans. Pour Bruckner, comme dans tout un pan du répertoire qui réclame beaucoup de patience, je pense que c’est bien de commencer très jeune, et de laisser les œuvres mûrir à l’intérieur de soi. Et d’en avoir peut-être aujourd’hui une meilleure vision. Si l’on attend, on attend quoi ? Cela n’est sans doute pas plus facile de commencer à diriger Bruckner à l’âge de 60 ans !

Diriger Bruckner, également, avec vos différents orchestres : est-ce une expérience à la fois nourrissante et toujours aussi spirituelle pour vous ?

Oui, c’est vrai qu’il y a tout un aspect de spiritualité chez Bruckner, plus encore que chez n’importe quel autre compositeur. Je comparerais un peu cela aux grands opéras de Wagner, Lohengrin ou Parsifal. C’est extrêmement nourrissant. La première réaction d’un musicien d’orchestre - surtout dans les pupitres des cordes - est souvent de dire : « Ah, Bruckner ! … il y a beaucoup de trémolo », c’est très « fatigant » comme on dit au Québec. Mais pour moi, c’est l’expérience orchestrale ultime. Ce ne sont pas des œuvres qui procurent des bonheurs individuels, de solos. C’est l’absolue sensation d’appartenir à un groupe musical, qui dépasse toute la somme des parties. Aucun autre répertoire n’est comme cela, et ce serait même tout à fait le contraire avec Mahler. On cite souvent Mahler et Bruckner dans un même souffle, mais ces deux compositeurs n’ont rien à voir. Mahler apporte une gratification individuelle immédiate, jusqu’au quatrième cor, à la troisième clarinette, ou à la cinquième trompette d’un orchestre. Chacun a des solos et y trouve son compte. C’est tout à fait l’inverse chez Bruckner, et c’est ce qui le rend si spirituel.

Votre famille écoutait-elle beaucoup de musique classique ?

Oui ! Mais on écoutait autant Joe Dassin que Beethoven ! Cet éclectisme était génial et donnait à chaque enfant l’envie d’en connaître plus, de ne pas mettre trop de hiérarchie dans tout cela. L’appel à diriger est venu vraiment à partir du moment où j’ai chanté dans une chorale. Voir un chef en action, voir le bonheur de faire de la musique en groupe. J’ai eu cet appel immédiat à l’âge de 10 ans, lorsque j’ai perçu ce que pouvait être mon rôle à l’intérieur d’un groupe. Plus tard, je suis entré au Conservatoire. À l’époque, je me faisais de l’argent de poche en chantant dans des églises. Chaque fin de semaine, j’allais dans trois ou quatre églises de Montréal où j’étais le « chantre animateur » : je chantais en solo, j’invitais la foule à chanter - et c’est ce qui me donnait mon argent ! L’une des églises dans laquelle j’allais était située tout près d’une station de métro et deux stations plus loin se trouvait Archambault, « le » magasin de disques de Montréal, qui existe toujours. Là, j’allais dépenser tout l’argent que j’avais gagné pendant la messe.

Les disques ont vraiment forgé ma culture de l’interprétation. Je pouvais avoir trente ou quarante versions des œuvres que j’aimais - les symphonies de Brahms, par exemple. De Schuricht à Bernstein, en passant par Levine, Karajan, Furtwängler… j’écoutais toutes leurs versions ! Maintenant que je dirige moi-même ces partitions, je me réfère beaucoup moins à ces disques. Mais je les garde quand même, car ils sont parfois une source d’inspiration. Je trouve que c’est important, pour une plus jeune génération, et qu’il n’y a rien de mal, tout au contraire, à utiliser toutes ces ressources qui sont aujourd’hui si accessibles - de retourner à l’histoire de l’interprétation, de comprendre son évolution… Pour moi, cela n’a même absolument rien à voir avec la façon dont j’interprète une œuvre. C’est un bagage de connaissances. Un peu comme des écrivains qui lisent beaucoup ou des cinéastes qui ont vu beaucoup de films. Il est aussi tout à fait nécessaire de comprendre d’où les traditions viennent, comprendre qu’une tradition n’est pas forcément si éloignée du texte de la partition, la remettre dans son contexte naturel plutôt que de la subir. Et qui plus est en tant que chef, il faut savoir réévaluer et toujours reconsidérer verbalement cette tradition de jeu avec tous les orchestres que l’on dirige.

Est-ce que le piano, que vous avez débuté à l’âge de 5 ans, aurait pu vous mener à une carrière de soliste ? Ou bien avez-vous su très tôt que la musique serait plutôt une aventure collective ?

Le piano a été ma porte d’entrée à tout : c’est mon diplôme ! Je ne suis pas du tout diplômé d’une école de chef, je suis un pianiste, en fait. Ma professeure de piano savait, dès mon entrée au Conservatoire, à l’âge de 12 ans, que je voulais devenir chef d’orchestre. Elle m’avait dit : « C’est parfait, on va tout faire pour ça… Mais si tu es dans ma classe, tu vas te former comme un concertiste ». Donc, elle faisait exprès de me donner toutes les pièces qui allaient à l’encontre de mes tendances naturelles. Si je voulais jouer des Nocturnes de Chopin, elle me donnait Feux follets de Liszt.

C’est comme cela que j’ai terminé mes études, avec un bagage très solide. Je me souviens que ma prof avait téléphoné à mes parents, pour leur dire : « On sait tous que Yannick veut devenir chef d’orchestre, mais une partie de moi continue à penser qu’il pourrait vraiment être concertiste. Est-ce qu’il ne voudrait pas reconsidérer son point de vue ? ». Aujourd’hui, honnêtement, je ne pense pas avoir les qualités qu’il aurait fallu pour cela, mais cette formation m’a énormément aidé. Cela me permet de savoir le travail qui est nécessaire, aux solistes comme à tous les musiciens des orchestres avec lesquels je travaille, pour arriver au plus haut niveau. Mais je n’ai aucun regret d’une éventuelle carrière de soliste, car pour moi la musique passe par le collectif. Ou pour être plus précis : c’est là, je le sens, que mon apport s’épanouit le plus.

Vous dites : pas de diplôme de chef… Alors, comment s’apprend la direction d’orchestre ? Et comment arrive-t-on au niveau qui est le vôtre aujourd’hui ?

Dans la musique, je pense que la formation de chef d’orchestre est celle qui est le moins définie. On y arrive par des chemins très différents. C’est un peu comme être metteur en scène d’opéra, certains viennent du théâtre, d’autres parce qu’ils étaient chanteurs, et d’autres encore parce qu’ils étaient chorégraphes, décorateurs, ou architectes… Avec les chefs, c’est un peu pareil. Il y a ceux, par exemple, qui sont arrivés parce qu’ils étaient musiciens d’orchestre - pour moi, d’ailleurs, le fait de n’avoir jamais pu jouer dans un orchestre me « chatouille » encore un peu ! J’aurais aimé savoir ce que l’on ressent quand on est au cinquième pupitre d’une section de violons, et à l’arrière de la scène. Comment se relie-t-on alors au chef, comment se relie-t-on à la personne à côté de vous, ou au chef de section… tout cela reste un mystère pour moi.

Je suis arrivé à ce métier par le piano, et surtout par l’écriture, harmonie, contrepoint, fugue. Et encore par l’histoire musicale, la musique de chambre, la culture de la littérature musicale, la curiosité d’apprendre le répertoire : ce sont toutes ces choses qui font un chef, je pense. Qu’on soit percussionniste, comme Simon Rattle, ou pianiste, altiste on peut tous se rejoindre si on a cette culture de la musique. C’est le conseil que je donne à des apprentis-chefs qui viennent me voir et me demandent par quel chemin y arriver. Chacun son chemin ! Gustavo Dudamel est l’exemple récent d’un chef qui a gagné des concours, et ça l’a clairement aidé. Moi, je ne me suis jamais présenté à un seul concours, pourtant, on arrive tous les deux au même niveau de « carrière » s’il faut dire les choses ainsi. Il n’y a donc pas de chemin unique et il n’y a surtout pas d’urgence ! Les solistes connaissent tous cette pression de l’âge : si l’on n’a pas pas fait carrière à 26 ou 27 ans, on vous dit parfois que les choses vont devenir un peu plus difficiles. S’il y a un métier, dans la musique, qui peut attendre, et qui n’a pas besoin d’être en lien avec la prime jeunesse, c’est bien la direction d’orchestre.

Mais vous, vous n’avez pas attendu ! À 25 ans, vous preniez les rênes de l’Orchestre Métropolitain et on connaît la suite du parcours. C’est une carrière qui se construit, ou des opportunités qu’il faut savoir saisir au bon moment ?

Ce qui se construit, c’est de savoir réfléchir et de faire les bons choix… en tout cas, de faire des choix ! C’est la chose qui été sans doute été la plus compliquée pour moi car à une ou deux exceptions près, j’ai aimé tous les orchestres que j’ai dirigé. J’en ai dirigé jusqu’ici environ quatre-vingts… Au début, c’est le défi auquel mes agents étaient confrontés. Je voulais retourner partout, je voulais tout faire, parce que j’avais de la difficulté à voir ce qui me ressemblait le plus, ou avec quel orchestre j’allais pouvoir me développer le plus. Cependant, je ne pense pas que faire des choix nous mène à faire la carrière que l’on veut. Le plus important, vraiment, est d’être toujours dans le moment présent. Que je dirige l’Orchestre Métropolitain dans une salle polyvalente, dans un arrondissement éloigné de Montréal, ou que je sois, la veille, à Carnegie Hall avec l’Orchestre de Philadelphie, c'est la même chose, il n’y pas de hiérarchie. Il faut faire de la musique avec tout notre cœur, et pour tous les gens qui vont la recevoir également avec tout leur cœur. C’est en faisant abstraction de ces différences, et de ces distinctions artificielles, que l’on peut aspirer à une carrière. Les orchestres le sentent d’ailleurs - on dit souvent que les musiciens sont comme des animaux, dans le meilleur sens du terme ! Ils sentent si vous avez peur, ou si vous vous prenez pour un autre, si vous n’êtes pas honnête, ou pas prêt… Ils sentent tout ! Donc, si on est là pour une carrière, c’est un peu foutu.

Chaque fois que je suis devenu directeur musical d’un orchestre, je ne m’étais jamais présenté comme un candidat à ce poste. Pour Rotterdam, je savais qu’ils cherchaient quelqu’un, mais pour moi, il était complètement inconcevable de succéder à Valery Gergiev, avec un premier orchestre européen. Quand j’ai dirigé l’Orchestre Métropolitain pour la première fois en 1998, j’étais tout jeune, et il n’était pas du tout écrit non plus dans les cartes que je deviendrai bientôt son directeur musical ! Même chose à Philadelphie. Je pense que c’est ce qui m’a mené où je suis aujourd’hui : arriver sur un podium pour faire de la musique, dans le moment présent, sans chercher à passer une sorte d’audition ou à impressionner, avec le risque de ne pas être tout à fait soi-même. J’ai toujours été moi-même.

Vous venez de faire avec l’Orchestre Métropolitain votre première tournée en Europe. À l’issue du dernier concert, dans les coulisses de la Philharmonie de Paris, il y avait des larmes de joie, autant chez les musiciens que chez vous-même…

Il est même difficile d’en parler encore aujourd’hui, car c’est encore trop proche… Faire de la musique orchestrale - comme dirait Marie-Nicole Lemieux, qui a partagé cette tournée avec nous - c’est « faire de l’amour » ! Il ne peut pas être autrement, quand on touche les gens en plein cœur, avec des œuvres qui sont des représentations incroyables de la condition humaine. Il faut pouvoir s’abandonner à la transmission d’une beauté qui est unique dans notre monde. Le sentiment d’être ensemble et d’oublier parfois les difficultés que l’on peut avoir quand on appartient à un orchestre - il y a parfois les ego, il y a le nombre de notes à jouer dans une saison, et le haut degré d’attente du public, l’espace personnel des musiciens qui est restreint, sur scène, chacun est tout à côté de l’autre.

Nous, les chefs, on fait de notre mieux, mais on voyage, aussi, d’un avion à un autre… Bref. L’important est de se retrouver dans cet espace unique où l’on peut s’abandonner à cet amour de la musique, et plus largement à l’humanité dans son plein sens. Avec les musiciens du Métropolitain de Montréal que je dirige depuis 17 ans, cette tournée de concerts en Europe restera gravée comme une expérience inoubliable. Cela remet à l’heure, et en avant, toutes les valeurs auxquelles j’aspirais depuis ma jeunesse, et depuis le moment où j’ai voulu devenir chef. C’est une expérience que je vis profondément avec chacun de mes orchestres, à Rotterdam comme à Philadelphie.

Est-ce que cela veut dire que vous serez leur chef à vie ?

À vie, je ne sais pas encore ! Mais peut-être que l’on peut faire comme un mariage : se dire que c’est pour la vie et après, des choses peuvent toujours arriver ! (Rires) Plus sérieusement, je pense que oui, nous allons faire un long bout de chemin ensemble, ça vaut le coup !

Votre rapport au répertoire évolue-t-il beaucoup, avec les années ?

J’ai toujours été curieux et je continue de l’être beaucoup ! Mais je suis dans une période de ma vie où j’ai envie d’approfondir les œuvres. Remettre une partition dix, vingt ou trente fois sur le métier. La saison dernière, j’ai dirigé la Quatrième Symphonie de Chostakovitch avec mes trois orchestres. C’est génial de voir l’alliage différent qui se forme entre un orchestre et un chef autour d’une même œuvre. Dans les prochaines années, il va y avoir aussi beaucoup de nouveaux répertoires à explorer, en particulier à l’opéra, et au Met. Je pense que l’équilibre entre des œuvres que l’on reprend et celles que l’on découvre est toujours difficile, pour tout artiste. Il y a quelque temps, à Philadelphie, je dirigeais pour la première fois la Première symphonie de Sibelius. Autre expérience intéressante, car c’est une œuvre que j’adore, que j’écoute et que j’étudie depuis plus de vingt ans. Je dirigeais ainsi pour la première fois une partition que j’avais l’impression de déjà tellement bien connaître ! Dans la même semaine, j’ai créé une suite symphonique de Thomas Adès, tirée de son opéra Powder her face. C’est un travail qui demande plus de temps d’étude ou un temps différent d’étude que lorsqu’on reprend La Mer, ou même cette Quatrième symphonie de Bruckner, comme ces jours-ci. Mais j’essaie de penser que j’ai encore beaucoup d’années devant moi pour tout découvrir !

Vous êtes le directeur musical désigné du Metropolitan Opera, et vous y prendrez pleinement vos fonctions pour la saison 2020/2021. Comment réagissez-vous à l’affaire James Levine ? Le Met a suspendu toutes ses activités avec son chef historique, après les accusations d’agressions sexuelles qui ont été portées contre lui par trois hommes (mineurs, à l’époque des faits supposés) ?

Ma réaction est d’abord une réaction personnelle et de citoyen du monde. Tout acte de harcèlement, quel qu’il soit, ne doit pas être toléré, et il est temps que ce ne soit plus toléré. Que ce soit dans le milieu de la musique, dans le cinéma ou dans certains milieux où l’on ne parle pas beaucoup encore, comme dans le milieu des affaires. Il y a du harcèlement partout. J’applaudis personnellement le courage des gens qui osent maintenant en parler, et faire que ça cesse. Je parle ici en mon nom personnel, mais je sais que c’est le sentiment de l’ensemble du personnel du Metropolitan Opera : ces actes sont intolérables, n’auraient jamais dû être tolérés, et ne doivent pas l’être, point.

Ensuite, il y a James Levine et son héritage - je dirais que c’est quelque chose de différent. Mais je pense qu’il est trop tôt pour que l’on parle de son héritage. Cette affaire est un grand coup pour la maison, il y a beaucoup d’émotion. Et il y a aussi, concrètement, un grand vide. Car même si James Levine n’était plus directeur musical, il était directeur émérite, et à ce titre, il devait encore diriger de nombreux opéras, jusqu’à mon arrivée. Aujourd’hui, ma responsabilité est de regarder ce que je peux faire, dès la prochaine saison - et de faire même l’impossible - pour rendre cette transition encore plus saine. Si je n’avais pas accepté de prendre mes fonctions avant 202O, c’est parce que je n’en avais clairement pas le temps ! Aujourd’hui, je n’ai pas plus de temps, mais on évalue néanmoins en ce moment tout ce qu’il est possible de faire.

Vos débuts dans la fosse du Met datent de 2009 et vous en serez bientôt le troisième directeur musical de son histoire. Quels sont vos projets et vos ambitions pour cette maison ?

J’ai envie que la grandeur artistique incroyable de cette maison, sa tradition et sa qualité inestimables soient mises au service d’un répertoire encore plus éclectique. Davantage de titres baroques, plus d’opéras contemporains, revenir à des œuvres véristes qui sont un peu oubliées, chez Mascagni ou Leoncavallo par exemple ; monter également des œuvres de Wagner ou de Richard Strauss qui ne sont jamais données. C’est un peu la démarche que j’ai entreprise à Philadelphie pour le répertoire symphonique.

J’ai aussi envie que la qualité du Met soit mise davantage au service de la ville de New York. Nous avons déjà des projets pour que, concrètement, on noue un lien plus fort avec la communauté new-yorkaise. Cette ville est bien sûr une mégapole internationale, mais elle est aussi une ville avec tous ses différents quartiers, de Brooklyn à Central Park. Souvent, les gens peuvent se sentir un peu loin d’institutions aussi énormes et prestigieuses. Le Met peut aller davantage vers les gens, comme il l’a déjà fait par le passé. Il faut retourner vers le public, l’inviter à faire l’expérience de cette maison. C’est une chose que j’ai réévalué cela dans toutes mes fonctions, jusqu’à maintenant, et j’essaie d’apporter aujourd’hui cette expérience personnelle autour de la table de discussions au Met. Enfin, il ne faut pas oublier que le chœur et l’crchestre du Met sont au cœur de cette maison ! Je tiens absolument à les remettre au centre des projets, ce sera une de mes ambitions primordiales pour l’avenir.

C’est en France, en 2004, que vous faisiez vos débuts européens. Vous ne pensez pas que notre pays - et l’un de ses orchestres - est passé à côté d’un jeune chef alors très prometteur ?

Oh, je ne pense pas que la France soit passée à côté de moi ! (Rires) À chaque fois, c’est une sorte de mini-drame ou de douleur, à l’idée de ne pas pouvoir retrouver un orchestre avec lequel j’ai fait par le passé de la superbe musique - tout simplement parce que je n’en ai plus le temps… C’est le cas pour l’Orchestre du Capitole, avec lequel j’ai partagé une dizaine de projets. Le cas aussi pour l’Orchestre national de France, et même pour l’Orchestre national de Lyon, que j’ai dirigé une seule fois - mais c’était une expérience formidable. Mais je pense quand même faire le bon choix en concentrant aujourd’hui mon travail sur certains ensembles. Aujourd’hui, ma vie est réglée jusqu’en 2025/26, ça paraît loin… et en même temps en 2026, j’aurai 51 ans… pour certains, c’est encore l’âge d’un bébé chef (Rires). La vie me réserve donc peut-être d’autres surprises, et pourquoi pas avec la France ! « On entre en musique comme dans un ordre religieux. Je me sens missionnaire ! »

Après votre concert au Théâtre des Champs Élysées, vous retournez à Montréal où vous dirigerez Le Messie de Handel. Puis viendra Noël et le temps de quelques vacances. On arrive à complètement déconnecter de sa vie de chef, pour se consacrer pleinement à sa vie familiale ?

Je pense qu’on est musicien toujours. Impossible de fermer la porte dans notre tête ou dans notre cœur et d’oublier la musique. On entre en musique comme dans un ordre religieux, comme un missionnaire ! C’est quelque chose qui nous habite complètement. Ceci dit, il extrêmement important de vivre d’autres choses : aller en vacances, jouer avec ses neveux et nièces si l’on n’a pas d’enfant - comme c’est mon cas -, lire, passer du temps en famille, faire du sport, gravir des montagnes ou juste aller se faire dorer au soleil ! J’ai la chance d’avoir une famille unie : mes parents ont fêté leurs 50 ans de mariage l’année dernière et ils voyagent souvent avec moi. J’en ai besoin, c’est très important. Je ne suis pas certain que j’aurais pu faire la même carrière si j’avais été seul. Mon partenaire de vie, Pierre (Tourville, ndlr), est altiste à l’Orchestre Métropolitain, il dirige des chœurs à Montréal mais il voyage aussi très souvent avec moi. J’admire mes collègues, et en particulier les chanteurs d’opéra, qui doivent vivre parfois deux mois loin des leurs. Quel courage de part et d’autre ! Je suis heureux de ne pas avoir eu à résoudre ce genre de dilemme. Je suis plein de gratitude envers cette vie de famille et envers tous mes amis. J’ai besoin d’être entouré et de partager cette vie le plus possible avec tous ceux que j’aime.

Propos recueillis jeudi 14 décembre à Rotterdam par Stéphane Grant

« Un grand chef »

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