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Veronika Eberle, violon
Jean-Guihen Queyras, violoncelle
Chamber Orchestra of Europe
Salle Pierre Boulez, Philharmonie, Paris
Tristan Labouret
07 décembre 2025
Brahms au-dessus des nuages, avec le COE et Yannick Nézet-Séguin
Deux notes peuvent parfois suffire. Yannick Nézet-Séguin s’avance d’un pas vif sur la scène de la grande salle Pierre Boulez, prend place sur son podium, embrasse du regard ses troupes du Chamber Orchestra of Europe et dégaine le début de l’Ouverture tragique de Johannes Brahms. Son geste pourrait n’être qu’une simple signalisation pour ces deux accords inauguraux qui, somme toute, n’ont rien d’incroyable : c’est un portique d’entrée comme il en existe des quantités dans l’histoire de la musique. Mais le chef québécois en fait une lettrine d’une grande beauté. Sans partition, sans baguette, il engage tout son corps dans un mélange de vivacité, de naturel, de souplesse et d’intensité dramatique qui contamine aussitôt l’orchestre. En une impulsion, il vient de donner une direction qui ne trouvera son aboutissement qu’à la fin de l’ouvrage – voire à la fin de ce concert 100% brahmsien.
Nézet-Séguin est dans un grand soir. En confiance face à un orchestre qu’il connaît mieux que personne dans ce répertoire qu’ils viennent d’enregistrer ensemble, en confiance dans cette Philharmonie de Paris qui lui est toute acquise et dont il adore l’acoustique, le maestro va livrer une vraie leçon sur l’art de la direction. Les deux accords initiaux ont donné la couleur : aucun geste ne sera gratuit, neutre, désincarné. S’il lui arrive parfois de battre la mesure, ce n'est jamais un réflexe mécanique, c’est toujours pour transmettre la bonne énergie d’une pulsation dans un endroit-clé, comme dans les tempos changeants des deux derniers mouvements de la Première Symphonie après l’entracte.
Mais quand la pulsation circule d’elle-même dans l’orchestre (et c’est le plus souvent le cas), le chef peut passer de longues minutes à travailler à un autre niveau, à creuser les dynamiques, encourager tel ou tel pupitre, saisir la forme d’une note, sculpter le phrasé d’un chant dans les volutes les plus fines, sans jamais cesser de suggérer un caractère, une atmosphère.
Ainsi dirigé, le texte de Brahms devient chargé d’une puissance expressive et d’une richesse dramatique rarement remarquées. Les musicologues ont beaucoup rapproché la Première Symphonie des opus beethovéniens (Cinquième et Neuvième en tête). Ce soir, on y entend aussi l’art du chant mozartien, des échos de danses traditionnelles, un soupçon de théâtre wagnérien, un moment recueilli brucknérien… C’est un monde entier qui s’ouvre, qui se crée sous nos yeux, et se trouve parachevé avec le grand thème du finale, sorte de simili-ode à la joie qui résonne ici comme un hymne européen ô combien émouvant.
Le Chamber Orchestra of Europe porte ainsi bien son nom. Il le porte même doublement, car il ne cesse de montrer qu’il est bien un orchestre « de chambre », en effectif relativement restreint (seulement neuf premiers violons), constitué de fantastiques individualités dotées d’une écoute de chaque instant et d’un vrai sens du collectif. On pourrait consacrer plusieurs paragraphes à chaque pupitre, au violon étincelant de Lorenza Borrani, à la flûte divine de Clara Andrada, au hautbois si chaleureux de Philippe Tondre, au cor alpestre héroïque de Benoît de Barsony… sans oublier les timbales proprement extraordinaires de John Chimes : ce soir, ce monument (nommé au BBC Symphony par Pierre Boulez en 1975) fait de son instrument une palette de couleurs sonores infinies, avec une diversité de textures, un soin apporté à l’articulation de chaque note, une conscience des phrases et de l’architecture musicale qui laissent pantois.
On en oublierait presque de rappeler qu’au milieu du programme, deux solistes étaient invités, pour le Double Concerto : Veronika Eberle et Jean-Guihen Queyras. Mais les deux musiciens ont eu le très bon goût de s’insérer dans ce collectif de rêve comme s’ils en étaient issus, duo de chambristes dans un orchestre de chambristes. Accordant parfaitement leurs interventions et leurs intentions, avec la même flexibilité et la même vivacité que le COE (excellent « Andante » central, pas lent), Eberle et Queyras ont donné à la partition le caractère complice et ludique qui lui est trop souvent refusé au profit du bras de fer instrumental. Avant d’entonner en bis le deuxième mouvement de la Sonate de Ravel, le violoncelliste rendra hommage à l’orchestre derrière lui : « avec eux, on est au-dessus des nuages ! » On ne saurait mieux dire.
https://bachtrack.com/fr_FR/critique-brahms-nezet-seguin-chamber-orchestra-of-europe-eberle-queyras-philharmonie-paris-decembre-2025

