Vous êtes directeur musical à Philadelphie, à Rotterdam, au Métropolitain de Montréal, chef principal du Philharmonique de Londres, sans compter des rendez-vous réguliers au Met de New York, à Vienne, à Salzbourg et ailleurs. Quand dormez-vous?
J'ai conscience d'être très privilégié de pouvoir travailler avec les meilleurs musiciens au monde, mais récemment j'ai décidé de me concentrer sur un nombre plus réduit d'orchestres. Il y a encore cinq ans, je passais d'un orchestre à l'autre avec à chaque fois cent nouvelles paires d'yeux à connaître, cent nouveaux coeurs à conquérir. Les étincelles des premières rencontres ont leur charme, mais rien ne vaut une relation humaine dans la durée. En musique comme dans les autres domaines.
Vous êtes un garçon fidèle?
Je le crois. Avec Montréal, cela dure depuis quatorze ans. Et je reviens chaque année à Toulouse, où j'ai fait mes débuts européens il y a dix ans.
Vous avez donné l'an passé une extraordinaire Symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski au Festival de Pâques d'Aix-en-Provence. Cet « auto-requiem » dédié par un compositeur à son amant vous touche personnellement?
De toutes les symphonies, c'est celle que j'ai le plus souvent dirigée dans ma vie. Elle me colle à la peau. C'est la première oeuvre que j'ai entendue en concert à Montréal, sous la direction de Zubin Mehta. C'est celle que j'ai choisie pour mes débuts au Métropolitain, pour mes débuts à Philadelphie, je l'ai enregistrée avec Rotterdam, qui a gardé les couleurs de Gergiev et auxquels j'associe les miennes.
À propos de Valery Gergiev, il est souvent chahuté par des groupes de pression homosexuels à cause de sa proximité avec Poutine, avant et parfois pendant ses concerts. Qu'en pensez-vous?
La musique et la politique sont inévitablement liées dans l'actualité. Pour un artiste, je pense que la meilleure façon de participer à des choses sociales, humaines, c'est de le faire à travers la musique. Je pense aussi qu'à partir du moment où l'on prend position, il faut en assumer les conséquences. Cela dit, je ne suis pas russe et j'ai la chance d'être né dans un pays où la liberté d'expression est primordiale. Voilà tout ce que je peux en dire avec des mots, le reste, je le vis en musique.
Pour en revenir à la Symphonie « Pathétique », pensez-vous que Tchaïkovski ait pressenti qu'il allait mourir?
Il existe toutes sortes de théories sur la mort de Tchaïkovski. La plus horrible à mes yeux serait de dire que cette oeuvre est détachée de sa vie intime. Pour moi, il n'y a aucun doute. En était-il pleinement conscient ? C'est un sujet qui est hors de propos. Non que cela ne me passionne pas, mais la rationalité des mots s'arrête où la musique révèle les zones troubles de l'esprit et du coeur humain.
Quand vous rentrez à Montréal, quels sont les lieux que vous aimez revoir, les choses que vous aimez faire?
Des choses très ennuyeuses à raconter. Comme ma vie est le contraire de la routine, j'en profite pour me fondre dans l'habitude quand je rentre à la maison. J'habite dans le vieux Montréal, un lieu charmant, près du fleuve et du vieux port où j'aime me promener, manger le même onglet dans la même brasserie. Je ne suis pas très aventurier chez moi, j'ai besoin de remettre les pendules à l'heure.
Vous avez commencé le piano à cinq ans?
Oui, ce n'était pas une passion. Je veux dire que c'était un intérêt parmi d'autres: le théâtre, le dessin. J'étais du genre artistique, pas du tout sportif. J'ai commencé à aimer le piano quand j'ai pratiqué le chant. La musique a pris tout son sens pour moi à travers le groupe, l'échange. Mon professeur était une Brésilienne qui avait étudié avec Reine Gianoli et Alfred Cortot à Paris, puis avec Claudio Arrau. Elle m'a transmis cette culture du son, de la respiration, de la ligne. Arrau est resté l'idole de ma jeunesse. Son disque des Nocturnes de Chopin est de ceux que j'écoute le plus souvent pour faire le vide, pour purifier mon âme. Il rejoint mon amour de la musique vocale.
Arrau adopte souvent un tempo lent, tout comme Giulini, l'autre de vos héros. Choisit-on un tempo avant d'aborder une oeuvre, ou est-ce la musique qui commande?
Ah ! la belle question ! J'ai été formé dans cette idée que le tempo était à déterminer en premier. Jeune chef, je choisissais un tempo plutôt lent, proche de ma sensibilité, et j'essayais de construire les lignes à l'intérieur de ce cadre. À trente-neuf ans, je ne fonctionne plus ainsi. Cela me paraît artificiel. Ma pratique de l'opéra et ma fréquentation des chanteurs m'ont poussé vers une approche plus naturelle, plus intuitive de la musique. Le tempo dépend d'une chimie mystérieuse qui diffère avec les orchestres, les salles, l'acoustique. Il y a un moment magique, physique et humain, où l'on sait que c'est juste, mais on ne peut pas trop en parler parce que c'est de l'ordre de l'inexprimable.
Vous souvenez-vous du moment où vous avez décidé d'être chef d'orchestre?
Très bien. C'était vers onze ans. Mes parents avaient des disques de musique classique, du Brassens, mais aussi Nana Mouskouri et Dalida. Un jour, je leur ai pris la 40e Symphonie de Mozart par Karajan et Berlin en 1963. J'écoutais le premier mouvement en boucle et je le dirigeais dans ma chambre. Enfin, je chorégraphiais avec mes bras... J'ai dit à mes parents que je serais chef d'orchestre. Ils ont pensé à une toquade, mais ça ne m'a jamais passé.
Vous écoutiez beaucoup de disques?
Tout mon argent de poche y passait. Je servais la messe dans l'église catholique de ma paroisse et j'ai chanté toutes les voix dans la chorale polyphonique qui se produisait cinq ou six fois en fin de semaine. D'abord soprano, puis alto, ténor et basse. On travaillait des oeuvres comme le Requiem allemand de Brahms. Et puis j'ai vite dirigé ce choeur. C'est ainsi qu'adolescent j'ai touché mes premiers cachets symboliques qui m'ont permis d'acheter jusqu'à 10 000 disques. L'un de mes tout premiers CD a été le Requiem allemand de Brahms par Giulini. Cela a conditionné mon amour de Brahms, du chant, de l'Orchestre de Vienne que j'ai tant de plaisir à retrouver aujourd'hui, et de Giulini qui reste pour moi le chef des chefs.
Vous avez travaillé avec Giulini. Quel souvenir en gardez-vous?
Je l'ai rencontré à vingt-deux ans et je l'ai suivi durant sa dernière année de pleine activité: à Paris, à Stockholm, à Milan, à Lugano, à Turin, à Ferrare... J'assistais à toutes les répétitions et nous avions des conversations. C'est resté la relation la plus importante dans ma vie. Je le considérais comme Dieu en personne et il me traitait presque comme son égal, ce qui était très troublant. Je lui posais des questions toutes faites, de technique, et il me les retournait toujours vers d'autres questions plus profondes et plus naturelles. J'étais déçu car j'avais soif de réponses nettes, de secrets transmis, mais avec le temps j'ai compris la force de cet enseignement socratique.